21 - PINOCCHIO BLUES

Pays Toraja

Région de Rantépao

Sulawesi – Indonésie

 

Hortengul ne trouvait plus le sommeil : il ferait rechercher pour l’étrangler ce coq qui l’avait réveillé en pleine nuit ! La chaleur était accablante ; sous le drap mouillé sa peau irritée le démangeait.

— Pinochon, appela-t-il doucement. Mon royal Pinuchet, viens vite cajoler ton maître !

Le rideau derrière lequel avait été installée une sorte de niche pour le valet ne bougea pas. Hortengul s’impatienta.

— Pinocchio-chio-chio, roucoula-t-il.

Mais de Pinocchio point. Exaspéré, le Président-Gouverneur se leva, écarta le rideau d’un geste sec, donna un coup de pied dans ce qui n’était qu’un paquet de chiffons.

— Par la queue des mangoustes ! s’étouffa-t-il, le crétin a disparu. Qu’est-ce que ça signifie ?

Il se dandina jusqu’au balcon, constata qu’il était vide, retourna dans sa chambre, patienta un moment, trouva fort longue cette énigmatique absence :

— Si ce rhume chronique était allé faire ses besoins, il serait de retour. Quel culot s’est emparé de lui ? Il faut que je sache.

Il enfila un caleçon long qu’il agrafa à l’aide d’une énorme épingle à nourrice, puis couvrit son buste d’une simple chemise noire. Pieds nus, il quitta son Auguste Chambre, commença l’exploration du Palais. Les gardes dormaient ; naturellement, ces outres pleines de paille recevraient leur bastonnade méritée, au matin !

Mais la salle des Coffres, celle du Conseil, celle des Parfaits Dignitaires, celle de ceci, celle de cela baignaient dans la plus tranquille des pénombres. Et de Pinocchio, pas de trace.

Jusqu’à cette nuit, jamais le souffre-douleur ne s’était permis la moindre escapade. Hortengul sentit monter en lui la fièvre du chasseur. Non, il n’appellerait pas, ne s’agiterait pas, au contraire, il se ferait limier, lynx, nyctalope, et, où qu’il se soit réfugié, il débusquerait le gibier.

« Enfin de l’inattendu, se dit-il, frétillant. Je m’amuse presque. »

Dans les immenses cuisines glougloutaient les marmites. Hortengul enjamba quelques corps allongés, mais toujours pas de Pinocchio. Alors, une idée saugrenue l’effleura ; cette pensée timide d’abord, se fit pressante :

« Ce pervers est descendu dans les zones inavouables ; il s’est aventuré dans les geôles… »

Excité, Hortengul pressa le pas, se hâta sans bruit vers la Salle des Transferts. Là, il se mordit les doigts pour éviter de hurler : la porte à touches lumineuses, à codes secrets, était déverrouillée. Pas de doute, le bougre était allé rendre visite au prisonnier, il s’était permis de nouer contact avec l’extraterrestre ! Hortengul arrondit ses épaules, se tassa sur lui-même, progressa sur la pointe des pieds, comme un voleur. Il perçut des chuchotis avant même de voir Pinocchio. C’était donc vrai, le coupable était pris la main dans le sac. Intrigué au plus haut point, le Président-Gouverneur cessa de respirer, se colla à la paroi, risqua un œil dans la cellule entrouverte, découvrit une scène incroyable : agenouillé devant la Créature venue de l’espace, Pinocchio se laissait caresser la nuque par les immondes tentacules mous qui servaient de doigts à une sorte d’absence de main ! Et Pinocchio, tel un petit garçon, récitait un mea-culpa.

— Je vous demande mille fois pardon, ânonnait-il d’une voix troublée. Pour moi et surtout pour mon maître, je sollicite votre clémence…

Foudroyé, Hortengul s’accroupit pour continuer à espionner. Pinocchio paraissait tout petit à côté du monstre, amas de gélatine à gros poils suintants, corps à huit pattes ou bras, on ne savait au juste, caparaçonné de chitine de crabe… D’ailleurs, sa tête pouvait s’apparenter à celle du crustacé, masse luisante et dure, d’où jaillissaient trois yeux montés sur pédoncule, au-dessus d’un orifice immonde, une bouche verticale qui se fermait comme les portes à coulisse des ascenseurs. Et Pinocchio affrontait cet être de cauchemar, lui parlait comme à un proche ?

— Oui, répétait le valet, nous ne sommes que de vulgaires barbares à côté de vous, nous qui n’avons su répondre à votre générosité que par la haine, je requiers l’impossible : la rémission…

L’extraterrestre dodelinait, semblait comprendre ces propos ou en évaluer le sens ; il poussait des soupirs, des gémissements que l’on pouvait supposer de compassion. Hortengul se taisait pour en savoir davantage, connaître les limites de la déloyauté, de la perfidie de son homme-jouet.

— À côté des vôtres, notre bonté et notre intelligence sont nulles ; soyez assuré que nous ne les défierons pas éternellement : je vous le promets, le prochain transfert que vous serez obligé d’accomplir sera le dernier…

Hortengul faillit intervenir à ces mots extravagants, mais il se retint. La suite lui coupa littéralement le souffle.

— Ma vie sera en jeu, vous vous en doutez, mais quel que soit le prix je vous libérerai, je vous conduirai jusqu’à votre compagne, tenue dans la plus misérable, la moins accessible des cellules de cette prison, et je vous rendrai votre appareil, conservé intact dans une caverne proche. Vous pourrez repartir dans les étoiles.

L’extraterrestre redoubla de caresses sur l’épaule de Pinocchio, laissa cascader une série de borborygmes douloureux.

— Ma conduite est plus méprisable que celle de mon maître, assura encore Pinocchio avec l’accent de la sincérité. Car lui est victime d’une certaine innocence puisqu’il ne connaît pas la faute, puisqu’il n’a pas le sens du péché, tandis que moi, je sais, je sais… Je suis un misérable.

Pinocchio se redressa lourdement, Hortengul recula, prit les jambes à son cou le long des couloirs souterrains, traversa la Salle des Transferts, escalada trois à trois les marches qui conduisaient au rez-de-chaussée, se pressa jusqu’à sa chambre où il arriva exténué. Sans attendre, il se dévêtit, se jeta au lit, fit mine de dormir. Lorsque Pinocchio arriva, plusieurs minutes plus tard, il avait eu le temps de retrouver son calme. D’une voix dont le velours le surprit lui-même, il demanda :

— Tiens, Pino, que fais-tu là ? Je te croyais endormi à cette heure.

L’aplomb du souffre-douleur le cloua sur place.

— Je suis allé voir l’extraterrestre, répondit-il sans émotion perceptible.

— Quoi ? s’étrangla le Président-Gouverneur. Au milieu de la nuit ?

— Il n’y a pas d’heure pour l’acte de contrition, Maître.

— Que veux-tu dire, serpent venimeux ? s’emballa Hortengul. Que signifie cette mascarade ? Raconte !

Pinocchio porta ses doigts à ses tempes ; ça y était : le vertige recommençait. Il ne pouvait tenir tête longtemps à son bourreau.

— Approche, ordonna Hortengul, mielleux. Viens t’asseoir à mon côté. Aie confiance en moi : parle.

Pinocchio obéit, mais il ne put livrer son secret.

— J’ai eu le sentiment subit que l’extraterrestre nous avait faussé compagnie, mentit-il. Pris de panique, je suis allé vérifier. Il est à sa place, naturellement. Tout va bien.

— Que voulais-tu dire, il y a un instant, par « acte de contrition », mon chérubin ? l’accula Hortengul en posant sa main sur la sienne.

— Vos doigts sont brûlants, Maître, répondit Pinocchio. Vous avez de la fièvre.

— Quelle fièvre ? se défendit Hortengul, effrayé. Pourquoi serais-je brûlant, hein ?

— Je l’ignore, mais c’est ainsi. Vous vous consumez, Seigneur.

Hortengul se tâta, convint qu’il était plus chaud que d’habitude.

— C’est vrai, je suis malade, mon sang bout, s’emballa-t-il. Remettons à plus tard ton explication, pour l’heure, sournoise courtilière, va quérir un médecin.